Le serveur, une clope négligemment glissée entre les doigts, s’écarta pour nous laisser passer tout en maintenant la porte vitrée grande ouverte, histoire de limiter les dégâts au cas où l’une de nous se prendrait les pieds dans le tapis d’entrée… Aussi incroyable que cela puisse paraître, ça n’était pas le cas. Ce soir j’avais bu raisonnablement je dirai, en comparaison de mes deux collègues qui étaient pleines comme des barriques. D’une manière générale, les soirées cocktails organisées par des clients ou des sponsors de l’agence c’était une occasion concrète de faire une véritable hécatombe dans la population du mannequinat. De cette façon, les patrons pouvaient déterminer qui était sérieux ou pas dans la nouvelle génération de top-modèles … J’étais prête à parier que le lendemain, les jeunes recrues que je " chaperonnai " ce soir allaient recevoir un petit mail d’adieu « Ne passez pas par la case départ, ne gagnez pas 100 000 yen ~ ». La vie d’un mannequin était dure, et plus encore depuis que le patron de l’agence Fuzuka avait constaté une tendance plutôt élevée à l’alcoolisme chez des mannequins qui n’avaient même pas encore 20 ans… Jouant le jeu de la fille éméchée que j’étais à peine, je glissai mes bras entre ceux de chacune des deux jeunes filles à peine majeures et les entraînai au moyen de rires et d’exclamations amusées dans les ruelles relativement éclairées du quartier de Shinjuku. Si la soirée privée se passait dans ce quartier, c’était avant tout pour combler les clients qui trempaient dans la mafia japonaise. Et ils étaient nombreux, j’étais bien placée pour le savoir… J’avais encore en tête le souvenir de la fusillade qui s’était produite plusieurs semaines plus tôt ~. Mais forte heureusement, aucun évènement néfaste n’avait entaché le rythme décadent de ce petit gala improvisé tardivement dans la semaine par les grands patrons des firmes textiles japonaises.
Nous traversâmes la route pratiquement déserte à cette heure pour rejoindre le côté de la rue qui accueillait la plupart des taxis de nuit. Je prenais sur moi de retenir les créatures titubantes qui pesaient lourd sur mes bras graciles, et j’en lâchai une pour pouvoir appeler un des rares taxis qui circulaient. Le premier à qui je fis signe s’arrêta juste devant nous, trop heureux de tomber sur un client dans le quartier, d’autant plus sur trois jolies paires de nibards, j’imagine ~.
- Allez les filles, grimpez là-dedans…, les intimai-je d’un air que je voulais amusé.
Tout en riant, elles m’embrassèrent tour à tour, l’une d’elle égara même ses lèvres sur les miennes comme pour m’inviter à les rejoindre dans le taxi d’une manière plus ou moins implicite. Je lui souris, retenant péniblement le soupire blasé qui voulait transgresser la barrière de mes lèvres entrouvertes, et reposai subrepticement ces dernières sur les siennes, mimant ainsi le regret que j’avais à ne pas pouvoir la suivre. Elles s’engouffrèrent dans le véhicule en éclatant de rire sans savoir pourquoi sans doute, la première commença même à faire du gringue au chauffeur.
- Faites attention à vous en rentrant les filles, je vous appelle demain ~
Je ne recueilli qu’une salve de rires bêtes à cette simple recommandation. Levant les yeux au ciel, puisqu’à présent je n’avais plus besoin de jouer la comédie, je me penchai vers le chauffeur pour lui tendre les billets et une petite carte avec l’adresse du campus dans lequel les jeunes filles logeaient.
- Emmenez-les à Bunkyô, à cette adresse… Et si vous pouviez les aider à rentrer…
Je rajoutai deux billets en plus à la petite liasse que je lui tendais puis je m’écartai de l’engin en saluant mes petites recrues. Le taxi démarra et me laissa seule sur le trottoir de la rue Kabukichô. Je remerciai le seigneur : le bar que l’agence avait privatisé n’était pas tout à fait dans la rue des prostitués qui se trouvait trois pâtés de maisons plus loin. Mais bon… Shinjuku restait néanmoins Shinjuku et je n’me sentais pas super à l’aise. Vivement qu’un autre taxi passe pour me ramener chez moi. En soupirant, je fouillai dans mon sac à mains pour en sortir mon paquet de cigarettes que je portai à mes lèvres, en extirpant une avec nonchalance. J’en avais bien besoin… La nicotine avait le don de calmer mes angoisses et surtout elle parvenait à m’occuper l’esprit. Mon regard doré glissa de l’autre côté de la route, observant le bar que nous venions de quitter. Le serveur avait disparu, probablement retourné derrière le comptoir. J’étais donc seule jusqu’au prochain taxi. Une jolie femme seule, habillée avec cette petite robe de soirée et cette simple veste en cuir dans ces rues-là, ce n’était pas vraiment un bon plan… Seule ? Lentement, mon regard se tourna vers la droite et j’aperçu un homme approcher d’un pas assuré, droit sur moi. Comme par réflexe, je fis un ou deux pas en arrière, persuadée qu’en lui laissant assez de place pour passer, il me laisserait tranquille. Mais au fond de moi je sentais que ce type allait venir m’emmerder. Je voyais déjà son regard étrangement rougeoyant glisser sur mon corps comme si j’étais la proie idéale en cette nuit dépourvue de lune. Peut-être pour me rassurer, je tirai une bouffée du bâton de nicotine que j’avais laissé se consumer presque inconsciemment jusque-là.
« Que fait une jeune femme de cet âge dans un coin si peu fréquentable ? »
J’arquai un sourcil. Au départ, ce regard pénétrant me dérangeait dans le sens où je me sentais comme une biche devant le loup. Cependant cette attitude suffisante et ce ton qu’il employait avec moi comme si j’étais une gamine attardée m’agaçait sensiblement et c’est automatiquement que mes traits se fermèrent et que je me dissimulai sous mon masque d’assurance et mon air hautain. Ma main se serra sur la lanière de mon sac de cuir, prête à utiliser l’objet comme une arme de jet à tout moment. Premièrement, que voulait-il insinuer avec mon âge ? Que j’étais trop jeune ? Fallait pas m’emmerder sur ce point… J’étais déjà sensée être trop vieille pour faire mon job alors… Un point en plus qui me restait en travers de la gorge, donc ~.
- Hm… J’suis pas certaine que ça vous regarde ~ …
Je savais qu’en jouant les teignes indifférentes, je prenais le risque de l’énerver et à la façon dont il m’avait abordé, c’était loin d’être un enfant de cœur ce type-là. Mais que voulez-vous… Impulsion quand tu nous tiens ~. Je tirai encore une fois sur ma cigarette détournant le visage pour ne pas avoir à supporter le regard troublant de mon singulier interlocuteur. Voyant qu’il restait planté devant moi, je tentai une petite échappatoire sur le côté, mais quoi que je fasse, il semblait inébranlablement devant moi et j’étais de plus en plus coincée dans la ruelle sombre dans laquelle j’avais eu la merveilleuse idée de m’enfoncer un peu plus tôt.
- Mon fiancé ne va pas tarder à arriver… Il est allé payer l’addition…
D’un air indifférent, je désignai d’un léger mouvement de tête le bar d’en face qui me semblait si loin tout d’un coup… J’espérai simplement que ce petit mensonge allait suffire à lui faire foutre le camp…